Auckland

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dimanche 24 avril 2016

La jaune canne à pêche

Ma fille I faisait une partie de pêche à la ligne avec A, un petit copain français vivant en Nouvelle Zélande depuis à peine un an et venant juste de commencer l'école. Assise sur la moquette de la chambre de  A, je m'émerveillais devant des jouets m'étant jusque là inconnus, toute habituée que j'étais aux chambres roses bonbon remplies de robes de princesses, de maisons de poupées, de dinettes et de baguettes magiques - mes principales amies n'ayant que des filles. 

Devant moi se trouvait une grue géante, affublée d'un mécanisme lui permettant de soulever et déplacer des cubes de constructions. A, très fier, avait interrompu sa partie de pêche pour me montrer comment activer l'engin, marchant au passage sur le circuit de train qu'il venait d'assembler sur toute la surface du sol. La démonstration terminée, il me mit ensuite dans les mains un énorme camion de pompiers avec une échelle atteignant presque le plafond et une lance que l'on pouvait dérouler et qui aurait pu éteindre un incendie naissant de l'autre côté de la rue s'il l'avait fallu. Si si.

Mes yeux brillants l'encouragèrent à me montrer comment actionner la sirène qui était accompagnée d'un girophare bicolore. Je me demandais pourquoi personne ne nous avait offert de tels jouets auparavant. Pourquoi l'idée d'un tel cadeau à ma fille ne m'avait jamais effleuré l'esprit, et pourquoi on avait cinq baigneurs (oui, cinq) et pas une seule grue à la maison. A avait-il un baigneur d'ailleurs? Je regardais un instant autour de moi et ne vis aucune forme ne s'apparentant à une poupée. Il y avait des petites voitures, des jeux de cartes, beaucoup de personnages type super-héros, un pistolet à eau... Le contraste était saisissant. Je restais un instant assise là, à me poser quelques questions sur comment moi, féministe, moi bien consciente du sexisme des rayons jouets "pour filles" et "pour garçons" des supermarchés, moi qui pensais faire attention à promouvoir tous les types de jouets, j'en étais arrivée à ne pas avoir de grue, de train ou de camion de pompier chez moi. Comment ma fille avait cinq baigneurs à disposition, une énorme maison de poupée, une collection de paillettes, mais pas un seul super-héros ou super-héroine?

A avait repris sa place près des poissons aimantés et je l'entendis soudain me demander de lui passer la canne à pêche qui se trouvait à mes côtés. La jaune canne à pêche, me précisa t-il. 

Je sortis illico de ma rêverie, et les -nombreuses- voix des gens m'ayant dit d'être vigilante me revinrent à l'esprit:
"Attention, attention, ça commence de façon anodine, et puis en peu de temps ils se mettent à ne parler qu'en anglais, et puis ils refusent de parler français, et puis il se savent même plus le parler"...
"Attention, ne leur parlez jamais en anglais, ne faites pas la même erreur que moi"...
"Chez nous, mon mari a décrété l'interdiction de parler anglais. Si les enfants parlent anglais, on ne leur répond pas"...
"S'ils commencent à perdre leur français, ils n'auront plus confiance, et au bout de quelque temps ils ne pourront même plus communiquer avec leurs grands-parents français"...
"La canne à pêche jaune, A, la canne à pêche jaune", je répétai, tout en lui passant l'objet. J'allais devoir redoubler de vigilance. Si à peine quelques semaines d'école en anglais avaient cet effet sur A, qu'en serait-il dans 5 ans?

Et soudain je me souvins que I avait quelques petites voitures, des ballons de foot, et une perceuse, offerte par son cousin comme cadeau de départ lorsque nous avions quitté la France. Ah, voilà qui rétablissait un peu l'équilibre et me redonnait espoir. Une perceuse aux embouts interchangeables. Une perceuse rouge.